À l’aube des prochaines élections européennes, la question fiscale s’invite dans les campagnes de tous les candidats, ainsi que dans les Ministères des Finances de tous les États membres. Que ce soit pour réclamer plus de justice fiscale entre les membres de l’Union, ou pour camper sur des positions privilégiées, cette question ne manque pas de diviser, tant ses enjeux sont complexes et sensibles.
Deux propositions sont aujourd’hui sur la table des négociations : la première consiste à trouver une Assiette Commune Consolidée d’Imposition sur les Sociétés (ACCIS), afin de réduire la concurrence déloyale entre les États et garantir aux entreprises un cadre fiscal clair, précis et stable. Cette mesure avait déjà fait l’objet d’un examen par les États membres en 2011, pour tenter de répondre à la crise de 2008 en renforçant la coopération européenne, mais aucun accord n’en était ressorti, faute de recueillir l’unanimité nécessaire.
Aujourd’hui, malgré la large majorité obtenue au Parlement par la directive ACCIS en mars 2018, cette proposition ne semble pas en bien meilleure voie d’aboutir non plus, car imposer une assiette commune revient à avoir une incidence directe sur la fiscalité des États, et donc porter atteinte à leur souveraineté, ce qu’aucun membre n’est prêt à accepter, surtout parmi ceux dont les conditions fiscales sont les plus avantageuses, notamment Malte, l’Irlande et le Luxembourg.
L’Europe est la seule dans le monde à aborder de façon internationale la question de la fiscalité et les problèmes liés à l’injustice fiscale, c’est à saluer. Néanmoins, tant qu’elle continuera d’accepter en son sein les pratiques qu’elle condamne auprès des autres paradis fiscaux, les avancées sur le projet d’ACCIS seront lents et difficiles, voire contrecarrées à chaque échéance électorale.
La seconde proposition, la convergence fiscale européenne, moins contraignante que la première, fait l’objet de toute les attentions. En janvier 2017, un groupement d’experts-comptables français, appuyé par l’Institut des Experts-comptables et des Conseils Fiscaux Belges (I.E.C.-C.F.B.) a remis un livre blanc sur le sujet à Pierre Moscovici, Commissaire européen aux Affaires économiques et financières, à la Fiscalité et à l’Union douanière, intitulé « Accélérer la convergence européenne ».
Bientôt soutenues par le Portugal, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne, les pistes de réflexion qui y sont développées prévoient, d’une part, de plus grands efforts d’harmonisation sur l’imposition des entreprises, grâce à des règles de territorialité adaptées, une assiette d’imposition maîtrisée (et non plus commune), des dispositifs fiscaux incitatifs et un taux d’imposition des bénéfices fixé au plus près du lieu où ils ont été réalisés. D’autre part, elles visent à mettre en place des règles européennes communes en ce qui concerne l’imposition des groupes, et une simplification de l’application de la T.V.A.
Certaines de ces dispositions pourraient trouver un consensus, d’autre en revanche se heurtent déjà aux doutes, voire au refus, de plusieurs États membres, comme celle sur l’imposition commune des groupes, notamment des multinationales du secteur numérique comme les GAFAM américains et les BATX chinois.
La Suède, le Danemark et l’Irlande sont particulièrement réticentes à encadrer l’imposition de ces groupes, car l’absence de recettes liées à l’imposition est en partie compensée par leur solide implantation sur ces territoires, et donc leur incidence sur l’emploi et l’économie du pays. Même l’Allemagne émet des réserves quant à l’aspect approprié d’une telle mesure. Pourtant, au sein de l’Union, les entreprises du numérique ne paient, en moyenne, que 9% d’impôts, contre 23% pour les autres entreprises ! Il y a là une injustice criante !
Si le niveau de vie et l’emploi font à juste titre partie des principales préoccupations des européens, cette concurrence déloyale entre les États, ainsi que ces passe-droits accordés à certaines multinationales sont de véritables gouffres pour l’économie européenne. À`force de concessions et de petits arrangements avec les règles, c’est tout le modèle socio-économique européen qui est menacé.
À l’heure où les règles du jeu économique mondial sont en train de basculer, avec une économie chinoise qui continue son expansion à un rythme effréné et une économie américaine qui se recentre sur elle-même, il est urgent que l’Europe se renforce et s’affirme, afin de pouvoir défendre seule ses intérêts économiques et promouvoir une fiscalité internationale plus juste et plus efficace, face aux géants américain et chinois.
Or ce renforcement ne pourra pas avoir lieu si les États membres continuent à mener des politiques qui favorisent la concurrence déloyale et le dumping social. Ce dumping est particulièrement visible à travers la pratique des travailleurs détachés.
Contrairement à un travailleur mobile, qui s’établit et recherche du travail dans un autre pays de l’Union européenne, et qui est donc soumis aux mêmes règles sociales et fiscales que les ressortissants du pays d’accueil, le travailleur détaché reste relié au marché du travail de son pays d’origine, ainsi qu’aux règles de ce pays. Ce dispositif, prévu pour réaliser des missions temporaires, a vu se développer de nombreuses dérives, les employeurs profitant à outrance des différences de niveau de vie et de salaires permises par le détachement, et contournant les règles pour faire durer cette temporarité au-delà des dispositions prévues par le texte européen sur le travail détaché de 1996.
De nouvelles directives de 2014 et 2018 ont été votées pour amender ce texte, afin de réduire ces dérives et de limiter l’impact négatif du travail détaché sur l’emploi local. Toutefois, les États membres étant en partie libres de les transposer à leur manière, en dépit des lois sur l’encadrement des transpositions, de nombreuses disparités subsistent entre les travailleurs européens.
De plus, les États membres semblent de moins en moins prêts à œuvrer dans le sens du collectif : en ce moment, l’Autriche examine une proposition de loi pour suspendre le versement d’une partie des prestations de son régime social aux salariés étrangers. Un salarié mobile ne pourra ainsi plus prétendre aux allocations familiales pour son enfant resté dans son pays d’origine.
On le voit, les enjeux économiques et sociaux de l’Europe sont disparates. Pourtant, la coopération entre les États membres est vitale pour faire le poids au niveau mondial, dans une économie globalisée. La régulation de la fiscalité, mais aussi l’harmonisation sociale, sur le plan du niveau de vie et des salaires, sont absolument nécessaires pour que notre Union ait encore un sens. Puisqu’aucune Europe politique n’est à l’ordre du jour, tâchons du moins de faire en sorte qu’une véritable Europe économique et sociale voie le jour. Plus les États membres se divisent, plus nos adversaires économiques peuvent en tirer profit.
Il nous appartient donc, à nous citoyens européens, de rassembler nos bonnes volontés et de proposer des solutions équitables qui iront dans le sens d’une Europe plus forte et plus unie. Dans ce contexte, il convient de saluer et de mettre en lumière toutes les initiatives, aussi je ne peux que vous enjoindre à participer au Colloque intitulé « L’Europe : grand défi de notre temps » qui aura lieu le 8 décembre à l’Assemblée Nationale, Salle Colbert.
S’il est plus facile de jouer « chacun pour soi » que de jouer collectif, notre avenir commun et la paix entre les peuples européens valent réellement la peine que l’on fasse des efforts pour s’entendre et progresser ensemble.
Manon LAPORTE
Première Vice-Présidente de l’Alliance Centriste
Avocate fiscaliste, docteure en droit
Conseillère régionale d’Ile-de-France